Paul Tornow est une quiche

Pour les lecteurs qui tomberont sur cet article grâce à leur moteur de recherche préféré, je m’excuse d’avance ; désolé je ne parlerai pas de la recette de la quiche lorraine. En réalité, tant que l’anonymat est autorisé pour les rédacteurs de blogs, je vais me lancer dans la plus infâme diffamation. En effet, cher lecteur qui ne connaîtrait pas le terme quiche, une quiche n’est pas seulement une tarte salée garnie de migaine, son sens familier et péjoratif désigne une personne peu douée dans son activité. J’ai alors pour objectif de profiter de mon (très relatif) anonymat pour diffamer Paul Tornow sur internet.
Certes ma rébellion près-législative n’est pas très ambitieuse, Paul Tornow est mort en 1923. Il a été chargé par l’autorité allemande entre 1874 et 1906 de la réhabilitation de la cathédrale de Metz. En attendant que votre sagacité procédurière qualifie exactement ma diffamation sur personne décédée depuis 90 ans, voici les faits.

Nous allons continuer à suivre notre fil rouge : le portail de la vierge dont la restauration a été terminée en 1885. Observez bien l’inscription monumentale au fronton :

speciosa_facta_est.jpgVous avez bien lu «Speciosa facta est et suavis in deliciis tuis sancta Dei Genitrix».  Votre pratique du latin et votre parfaite connaissance des offices de la vierge vous a permis immédiatement de noter la grossière erreur.

Oui «Speciosa facta est» est faux. La formule juste est «Speciosa facta es».
Bon, c’est vrais que je suis aussi nul que vous en latin et en vêpres. En réalité, j’ai repéré cette erreur dans le relevé des épitaphes de la cathédrale. De nos jours il est facile de vérifier cette information. Cherchez «Speciosa facta est et suavis in deliciis tuis sancta Dei Genitrix» dans votre moteur de recherche favoris : vous ne trouverez sans doute que cette page, alors que si vous cherchez «Speciosa facta est et suavis in deliciis tuis sancta Dei Genitrix» vous trouverez de multiples références aux offices de la vierge, c’est la 5ième antienne des premières vêpres. On peut également trouver une traduction de 1816 : «Vous êtes belle et toute pleine de douceur dans vos délices, ô sainte Mère de Dieux».

Paul Tornow est-il vraiment responsable de cette erreur ? Dans «Portail de Notre-Dame» de Paul Tornow, un petit livre de 19 pages publié en 1885 par la librairie Even Frères à Metz, l’architecte impérial décrit dans un premier temps les sculptures puis une histoire que l’on verra très approximative du portail. C’est en 1879 qu’il visite les cathédrales du nord et du centre de la France pour recréer l’iconographie des groupes de sculptures dont on a pu constater le délabrement sur les photographies de Malardot
Ce n’est que dans les notes annexes (la 5) qu’il indique qu’une inscription monumentale devait se trouver entre les contreforts, que la forme des lettres est inspirée de la porte Saint-Barbe à Metz (aujourd’hui disparue) et il cite l’inscription actuelle. S’il n’en est pas l’auteur, il n’a pas relevé l’erreur.

La note 6 est encore plus significative :

Dans l’arrangement primitif des figures de l’intrados il y avait une étrange méprise des maçons du moyen âge. […] On a réparé cette double méprise [les vierges folles à gauche, terminées par le christ !] et donné ou conservé aux figures leurs places véritables.

Or comme nous l’avons déjà vu, d’après Charles Abel, la ligne des vierges folles se terminaient par le diable.
On peut ensuite ajouter qu’il existe d’autres exemples de vierges folles à gauche et de vierges sages à droite. Par exemple sur les images ci-dessous à Chartres ou à Bordeaux, n’hésitez pas à ajouter un commentaire ci-dessous si vous en connaissez d’autres.
 

chartres.jpg
bordeau.jpg



Image originale de Chartres - image originale de Bordeaux St André (droits réservés)

Au XIXième siècle la “vérité” permet de corriger la “réalité”.  On peut également constater que les dogmes iconographiques ne sont pas strictement respectés au moyen âge. On peut imaginer que l’absence de livre imprimé et surtout l’absence de reproduction d’illustration laisse plus de liberté à la créativité des maçons.

Le dernier point qui m’a frappé est la date d’annexion de Notre Dame de la Ronde à la cathédrale, Paul Tornow la fixe 1728. Cette date semble totalement fantaisiste, toutes les sources françaises l’estime totalement terminée en 1398 puisque la rosace a été réalisée par  Hermann de Münster.  J’ai imaginé qu’il pouvait s’agir d’une erreur typographique ou de traduction mais vous pouvez le constater vous même, cette date apparaît également dans la version originale en allemand :
tornow.jpg

Il existe encore d’autres points discutables comme les anachronismes que j’ai déjà signalé dans la conclusion du billet sur le groupe des ecclésiastiques.

Malgré ces erreurs le résultat est plutôt réussi. En réalité (ma diffamation va ici faire totalement flop) Paul Tornow est un homme de son temps. Il est très certainement adepte des théories de Eugène Viollet-le-Duc. Ce dernier écrit dans son “Dictionnaire raisonné de l’Architecture française du XII au XIVème siècle” :

restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné”.

Cette doctrine s’opposait aux tenants de la conservation des monuments comme John Ruskin pour qui l’âme des bâtiments provenait du travail des générations. Nous avons déjà vu que choisir entre conservation et restauration avait déjà provoqué de houleuses discussions au sein de la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Moselle, dès 1860, lors des discussions sur la destruction des arcades de Blondel.

Si vous vous voulez approfondir ce sujet, vous trouverez sur ce site un bref aperçu historique de la restauration des monuments.

Cette restauration du portail de la vierge illustre bien les dilemmes de l’époque. Nous avons à l’origine une évolution peu respectueuse du bâtiment, pour des motivations de modernité, de la part de Blondel. Il fallait donc restaurer malgré l’absence de document sur l’état d’origine. L’objectif est alors d’essayer de retrouver l’esprit de l’époque.

La doctrine de Viollet-le-Duc, bien que controversée à l’époque, a cependant permis de sauver un grand nombre de monuments historiques de la ruine.

Au final, les erreurs de Paul Tornow, bien que regrettables, relèvent surtout d’un manque de documentation et sont plutôt significatives des mauvaises relations entre l’administration impériale et les intellectuels français locaux.

Ce billet commence à être un peu long. Je vous conserve pour un prochain billet les éléments recensés et qui n’ont pas été conservé par cette restauration.