Les bestiaires du portail nord de la cathédrale de Metz

Dans ce billet je vais aborder le dernier panneau du portail nord de la cathédrale Saint Étienne de Metz.

Depuis l’été dernier nous avons examiné les cinq panneaux précédents. La lecture des panneaux à droite de l’entrée était assez facilement lisibles dés lors que le texte de référence était identifié. Le premier représente l’épopée du roi David. Le second l’invention de la croix. Le dernier évoque saint Étienne et peut-être sainte Marguerite.

À gauche les panneaux composés de losanges sont beaucoup moins évidents, essentiellement en raison du grand nombre d’animaux fantastiques qui évoquent un étrange bestiaire.
Nous avons vu sur le premier panneau le plus éloigné des portes que l’essentiel de ces animaux, basilic, manticore, éale, dragon, … étaient considérés comme exotiques mais réels.
Le second est certainement très inspiré des « Métamorphoses » d’Ovide.

Il est temps d’examiner le dernier panneau ci-dessous.

Bestiaire portail nord

Portail nord métamorphoses

Nous avons vu que tous les autres panneaux avaient un rôle de support narratif et n’étaient pas de simple décors comme le supposait les auteurs du XIXème siècle1.
Malgré mes recherches dans les bases de données en ligne comme la base ThEMA de l’EHESS2 qui indexe près de 50 sermons et exempla d’auteurs du IX au XVème siècle dont Jacques de Voragine, Thomas de Cantimpré, Étienne de Bourbon ou encore Jacques de Vitry, je n’ai pas réussi à identifier le ou les textes qui auraient servi de source d’inspiration. Ce panneau reste encore le plus mystérieux.

Je vous propose alors dans ce billet plusieurs théories qui permettraient d’interpréter ce panneau.

Si on commence par l’examiner en détail, nous pouvons déjà distinguer trois groupes : les animaux, les humains et les hybrides entre humains et animaux.

bestiaire: animaux

On reconnait en (3) et en (6) des brebis ou des agneaux, en (1) et (4) deux dragons,
Si vous avez déjà lu les précédents billets vous avez reconnu le basilic du premier panneau en (5) et certainement un sphynx en (2).

Lorsque l’on observe les humains on peut distinguer les hommes nus en (7), (9), (10), (14) dont deux combattants.

On a également des hommes habillés : un chevalier tête nue en (11), un autre homme avec un bouclier en (15), un combattant contre un serpent en (8), contre un lion en (12) et enfin un ange en (13)

bestiaire: hommes

Pour terminer les plus étranges sont les êtres hybrides, mélange d’animaux ou d’animaux et d’humains.

bestiaire: hybrides

D’après le « De Natura Rerum » de Thomas de Cantimpré (vers 1290), on pourrait identifier les figures (16) (18) (19) comme des harpies, la (20) comme un poisson-moine et la (22) un lièvre marin.

ms-0320 Harpie moine marin lièvre marin


Si la sirène en (17) nous semble familière, nous verrons plus tard que nous sommes loin d’Andersen ou Walt Disney.

Portail nord "sirène"


Après cet inventaire, je peux vous proposer une première théorie. Ce panneau serait un mélange des panneaux précédents. En effet on retrouve les hommes nus combattants du premier panneau, l’ange et le chevalier.

L’homme combattant le lion pourrait être Samson ou David 3. L’homme combattant le serpent pourrait correspondre à Cadmos le fondateur de Thèbes combattant le dragon. La sirène et les métamorphoses en poisson pourraient également provenir d’Ovide.

Le sens du panneau serait alors une illustration de la bestialité de l’Homme.

Ce thème de la déchéance de l’Homme vers l’animalité apparait également sur d’autres portails d’époque gothique contenant des bestiaires. En particulier, le “portail des libraires” de la cathédrale Notre Dame de Rouen, restauré récemment et bien documenté45, propose en grand nombre d’hybrides. La métamorphose de l’homme vers animal apparait dans des créatures difficiles à nommer comme par exemple ci-dessous :

Rouen portail des libraires Rouen portail des libraires


Cependant, il faut noter que beaucoup de créatures du portail des libraires possèdent un accessoire qui confirme leur humanité. De tels accessoires n’apparaissent pas sur le portail de Metz. C’est également pour cette raison que je n’aborderai pas l’habituelle référence aux ferronneries de la porte rouge de Notre Dame de Paris. Celles-ci sont trop abîmées pour confirmer un réel lien avec les sculptures du portail.

L’autre faiblesse de cette théorie du mélange est que aucun des cinq autres panneaux n’utilise cette technique de narration, chaque panneau semble raconter une histoire originale même si elle contribue certainement au sens global du portail.

Une seconde théorie est une approche encyclopédique. En effet on peut rapprocher ces représentations des plafonds peints découverts en 1896 rue Poncelet à Metz6 et exposés au Musée de la Cour d’Or. Voici quelques exemples :

plafond basilic métamorphose poisson homme plafond manticore


L’exemple le plus évocateur est la sirène à double queue ci-dessous:

"sirène"


S’il s’agit effectivement d’une sirène, pour le monde médiéval elle représente les dangers de la séduction qui attire dans un piège les marins d’Ulysse. La double queue pourrait également correspondre à une représentation de Scylla, transformée en monstre marin par sa rivale la magicienne Circé. Pour éviter de perdre tout son équipage dans le gouffre de Charybde, Ulysse choisira de sacrifier six marins à Scylla. Cette représentation de Scylla en femme avec deux queues de poisson apparait déjà sur des sarcophages ou urnes étrusques7. Dans tous les cas, pour le monde antique et médiéval, la sirène n’a rien de bénéfique et est classée dans la catégorie des monstres.

Les plafonds peints exposés au Musée de la Cour d’Or ont longtemps été considérés comme faisant partie de l’hôtel de Voué mais Jérôme Fronty a démontré que cette maison appartenait aux chanoines de Notre Dame de la Ronde. Les ressemblances entre les panneaux du portail nord et ces plafonds ne sont donc pas accidentelles.

On retrouve sur ces plafonds des animaux comme une manticore, quelques hommes, dont un chevalier ressemblant à notre figure (11) ou des animaux hybrides difficiles à nommer

plafond manticore plafond chevalier métamorphose poisson cheval


On pourrait reconnaître dans les hybrides de poissons nos figures (20) ou (22).

Il est par contre difficile de déterminer si les plafonds ont inspiré les figures du portail ou l’inverse. Jérôme Fronty estime, sans doute à juste titre, que ces plafonds sont une illustration encyclopédique8. Quelques images sont particulièrement significatives comme le hérisson ci-dessous avec des grains de raisin sur le dos tel qu’il est décrit dans le « Physiologos » et dans l’« Ethymoligiae » de Isidore de Séville(VIIème). Les raisins sont des pommes dans l’« Image du Monde » de Gossouin (ou Gautier) de Metz (XIIIème) 9. On y trouve également la mention relativement rare d’une autruche qui mange du fer. D’après Jérôme Fronty, une louve se mordant la patte est mentionnée dans le bestiaire de Pierre de Beauvais (XIIIème).

hérisson plafond autruche plafond louve


Voici des extraits du manuscrit MS 2174 de l’ « Image du Monde » de Gossouin de Metz numérisé sur Gallica de la BNF. Je vous laisse déchiffrer l’écriture du XIIIème siècle :

manuscrit autruche p110 manuscrit hérisson p109


Nous avons déjà vu que ces encyclopédies étaient destinées à apporter un support aux prédications. S’il est tout à fait crédible de mettre à disposition un tel support dans une maison de chanoines, il est peu probable que ce soit le sens recherché sur le portail. Dans un premier temps ce serait le seul panneau qui aurait un usage purement fonctionnel. De plus, si l’on suit les théories de Jérôme Baschet,10 le sens d’une illustration devient de plus en plus important au fur et à mesure que l’on s’approche du cœur du lieu saint.
Notre premier panneau insisterait alors sur la lignée du roi David dont est issu Jésus par Joseph d’après les évangiles mais également par Marie d’après les évangiles apocryphes et les pères de l’Église. Notre dernier panneau devrait alors avoir autant d’importance et ne serait pas un simple outil. L’iconographie des plafonds peints et du portail est stylistiquement identique mais la localisation de ces images dans une sphère privée et dans une sphère publique et sacrée ne leur permet d’avoir le même sens.

Une dernière hypothèse serait l’usage d’une théologie négative11. Ce panneau serait alors une illustration de ce que Dieu n’est pas, puisqu’il est impossible de délimiter ce qui est infini ou représenter ce qui est invisible. C’est le vecteur d’une pensée à la recherche de sens qui pousse à la contemplation. Ce mode de pensée apparait dés le pseudo-Denys l’Areopagite (Vème siècle) qui l’emprunte lui-même au néo-platonicien (non chrétien) Proclus(Vème siècle). Le théologie négative restera un classique de la pensée chrétienne et sera massivement utilisée par des théologiens comme Jean Scot Erigene (IXème), Hugues de Saint Victor (XIème), Maitre Eckhart (XIVème) ou Nicolas de Cues (XVème).

Pour conclure, il est un peu prêt certain que ce panneau n’est pas simplement décoratif. Il doit contribuer au sens global du portail. Malheureusement l’environnement général du portail n’existe plus et nous ne disposons plus des textes des prédicateurs qui utilisaient ces images pour rappeler, instruire ou émouvoir leurs auditeurs.
On peut également imaginer que le sens de ces panneaux a été assez vite perdu.
En effet nous avons vu que le portail de la vierge, le portail presque symétrique de Notre Dame de la Ronde, avait été complété au XVIème siècle par un narthex. Sur les voussures, de façon plutôt inhabituelle, les vierges folles qui représentent le mal avaient été placée à gauche du portail. Cette disposition a été inversée lors de la restauration du XIXème siècle pour “corriger cette erreur médiévale“.
On peut alors penser que le commanditaire des travaux du XVIème siècle estimait déjà que les bestiaires du portail situés également à gauche de l’entrée représentaient le mal et a voulu préserver cette logique. On pourrait également imaginer que la disposition des panneaux du portail nord était un message des chanoines de Notre Dame de la Ronde aux chanoines de la cathédrale en cours de reconstruction.

Voilà cette série de billets sur l’iconographie du portail nord de la cathédrale Saint Étienne de Metz nous a permis d’explorer plusieurs aspects du mode de pensée des bâtisseurs et commanditaires du XIIIème siècle. On peut en retenir que la symbolique médiévale n’est pas simplement décorative, les symboles n’ont pas un sens unique ni ésotérique même si le sens réel peut encore nous échapper en raison de la perte des références. Nous sommes en fin de compte assez proche de l’art contemporain qui peut sembler absurde lorsque la référence nous échappe.

Bilbliographie

1 Émile Mâle, « L’art Religieux Du Xiii Siecle En France », Paris, 1898, pp. 572
2 Base de donnée « Thesaurus Exemplorum Medii Aevi (ThEMA) », Groupe d’anthropologie historique de l’Occident Médiéval (GAHOM), URL : http://gahom.ehess.fr/thema/
3 Robert Favreau, « Le thème iconographique du lion dans les inscriptions médiévales », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 135e année, N. 3, 1991. pp. 613-636, consulté le 14 mai 2012. URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1991_num_135_3_15027
4 Stuart Whatling, « Rouen Cathedral - the Portal Sculpture », consulté le 14 mai 2012. URL : http://www.medievalart.org.uk/Rouen/Portals/Rouen_Portals_default.htm
5 Franck Thénard-Duvivier, « Hybridation et métamorphoses au seuil des cathédrales », Images Re-vues (En ligne), 6 | 2009, document 2, mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 14 mai 2012. URL : http://imagesrevues.revues.org/686
6 Nathalie Pascarel, « Metz : Plafonds au bestiaire peint », RCPPM, consulté le 14 mai 2012, URL: http://rcppm.org/blog/2010/07/metz-plafonds-au-bestiaire-peint-du-n%C2%B08-rue-poncelet/
8 Gossuin de Metz, « Image du monde, in verse », Bibliothèque nationale de France MSS Français 2174, vers 1280, URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84496854
9 Jérôme Fronty, « L’étrange bestiaire médiéval du musée de Metz : un poisson dans le plafond », Éditions Serpenoise, 2007, pp. 158
11 Olivier Boulnois, « Au-delà de l’image. Une archéologie du visuel au Moyen Âge Ve - XVIe siècle », Seuil, 2008, pp. 508

Notes

Les images du portail des Libraires de Rouen sont la propriété de Stuart Whatling, consultez son site pour y trouver les conditions d’usage.

Les extraits du manuscrit MS Fr 2174 proviennent de Gallica.

Les extraits du manuscrit Valenciennes, B. m., MS. 0320 proviennent de la base Initiale : http://initiale.irht.cnrs.fr

Les autres images sont de moi et sont comme d’habitude disponibles sous licence CC-BY-SA.