Iconographie du portail nord de la cathédrale de Metz : bestiaire et morale

Jusqu’à aujourd’hui nous avons examiné les panneaux du côté droit du portail nord de Notre Dame de La Ronde, la collégiale dont je vous parle régulièrement qui a été absorbée lors de la reconstruction gothique de la cathédrale de Metz au XIIIème siècle.
Il est temps de découvrir le côté gauche, en commençant par le panneau le plus excentré :

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Si seule l’interprétation vous intéresse, vous allez être déçu. Je n’ai pas trouvé de texte de référence qui permettrait une interprétation sans équivoque de ce panneau. Cependant vous remarquerez aisément que le sens global est assez simple. En passant d’un découpage en carrés au découpage en losanges, on peut se permettre une lecture verticale. Il apparaît ici que le thème est moral : l’élévation de l’animalité à la sainteté, en passant par la prière.

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Voilà, maintenant qu’il n’y a plus de suspens, je peux comme d’habitude me disperser vers d’autres sujets.

Sur le billet concernant l’invention de la croix j’avais abordé le thème textes de références et de la lecture globale de l’iconographie médiévale. Sur le billet précédent, présentant saint Etienne et sainte Marguerite, j’abordais les questions de restauration de ce portail. Toujours dans ce même contexte, je vous propose de développer le thème des bestiaires médiévaux. Ces notions nous seront plus tard nécessaires pour essayer de comprendre les derniers panneaux.

J’avais déjà rapidement abordé le thème des bestiaires il y a quelques mois lors de la découverte des représentations symboliques du portail de la Vierge. Il s’est avéré que ces sculptures du portail de la Vierge sont une création de Tornow et Dujardin en 1885. L’usage de ces animaux fantastiques sur ce portail illustre plutôt la vision des restaurateurs du XIXème siècle que le sens de ces représentations au Moyen-Âge.

Il existe énormément de documentation sur les bestiaires médiévaux1, pour éviter de vous inonder de références, je n’examinerai principalement, ici, que les deux figures qui nous semblent les plus étranges.

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Je vais commencer par l’animal au centre du panneau, représenté ci-contre. Ce mélange de coq et de serpent est un basilic.

Son usage le plus répandu est théologique. En effet, le basilic apparaît dans l’ancien testament dans un verset du psaume 91 :

[…Dieu ordonne à ses anges de te protéger, avec leur aide …]

Tu marcheras sur le basilic et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon.

Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem.

Ce psaume apparaît dans la bible hébraïque (Tanakh) dans les Autres Écrits (Ketouvim), puis dans sa traduction grecque (la Septante) qui sera utilisée par les chrétiens jusqu’à la traduction latine de Saint Jérôme (la Vulgate). Il passe du numéro 90 à 91 entre la version grecque et la version latine2. Alors que la plupart des psaumes sont attribués au Roi David, la tradition attribue le psaume 91 à Moïse.
Les psaumes faisant partie de la liturgie chrétienne ont inspirés de nombreux auteurs chrétiens tels que Origène, Saint Thomas d’Aquin, Honorius d’Autun, Saint Bernard et vous en trouverez sans doute encore beaucoup d’autres. Ceux-ci ont rédigé des commentaires ou des sermons en utilisant ce psaume2. L’abondance de ces documents rend très compliqué l’identification précise du texte qui a inspiré l’iconographie de ce panneau.

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Après la théologie, l’autre source de connaissance du basilic provient des encyclopédistes. Le naturaliste romain, Pline l’ancien, le décrit dans son Histoire Naturelle comme un serpent qui tue par son haleine (VIII, 33)3 et même par son regard (livre XXIX, 19)3. Il apparaît très certainement dans les plus anciens exemplaires du Physiologus4. Ce Physiologus mélangé à l’Etymologiae d’Isidore de Séville sera très populaire et inspirera la plupart des bestiaires médiévaux5 jusqu’au XVème siècle. Le basilic y est toujours décrit comme un serpent qui tue du regard. Ce n’est qu’à partir du bestiaire de Thomas de Cantimpré vers 1240 que le basilic apparaît comme un mélange de coq et de serpent6. Thomas de Cantimpré se serait inspiré des visions de Hildegarde de Bingen. Elle même sans doute influencée par Bède le vénérable. Le basilic serait issue d’un œuf de coq, ou couvé par un coq.

Les déclarations d’intention des encyclopédistes médiévaux sont claires : l’objectif est de fournir des outils aux prédicateurs7. Seule une soixantaine d’animaux y sont présentés, ce qui est faible en comparaison des 130 des Écritures ou des 500 d’Aristote. Plus que leur aspect physiologique, c’est leur aspect moral (leur “nature”) qui est présenté. Je parlerai un peu plus tard du lion ou de l’aigle et nous verrons que cet aspect est souvent ambivalent.

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Une autre figure à gauche du panneau nous semble également étrange. Ce félin à tête d’homme est une manticore. Ce nom apparaît également au masculin ou sous la forme de “marticore” ou encore “martichoras”. Aristote la décrit comme une dévoreuse d’homme à triple rangée de dents (un tigre ?). Il en parle dans son Histoire des Animaux et cite sa source : le médecin grec Ctésias8. Il sera repris par Pline puis Solin9 mais étonnamment ignoré par Isidore de Séville0(#fn10). La manticore ne réapparaîtra dans les bestiaires médiévaux que par l’intermédiaire des traducteurs des auteurs arabes comme Avicenne ou Averroès qui ont eux même traduit ou commenté Aristote.
Cette redécouverte d’Aristote qui n’est plus seulement un logicien mais devient un encyclopédiste entraîne également la création de faux comme la lettre d’Alexandre à son précepteur Aristote où il explique comment il utilise le regard des basilics et des miroirs comme arme de guerre1(#fn11).

Après la théologie et la biologie, le basilic apparaît également dans l’argumentation scientifique. Ce regard qui tue et qui peut être détourné par un miroir est utilisé dans la controverse optique sur la nature du regard2(#fn12). La question, qui datait déjà de l’antiquité, était de savoir si la vision provient de l’émission ou de la réception de rayons lumineux. Il s’agit respectivement des théories de l’extramission ou de l’intromission. Les débats sur cette question nous apportent des informations intéressantes sur le raisonnement médiéval3(#fn13).

Vers 1270 Roger Bacon affirme:

Licet per tria scimus uidelicet per auctoritatem et rationem et experientiam

De façon licite [conformément à la règle], nous savons de trois façons, à savoir: par autorité, par raison et par expérience.

Ainsi la vérité peut avoir 3 formes. L’expérimentation ne permettait pas au XIIIème siècle de trancher définitivement la question de la nature de la vision. La raison correspond au raisonnement syllogistique qui en réalité permet plutôt de valider la cohérence du raisonnement. Malheureusement si on utilise des prémisses faux, comme le regard du basilic, la conclusion sera elle même fausse. La dernière forme de la vérité est l’usage de l’argument d’autorité. L’autorité première est bien sûr les Écritures, puis les pères de l’Église mais également les auteurs classiques ou arabes. Contrairement à ce que l’on peut imaginer de nos jours l’argument d’autorité n’est pas sclérosant. Il sert à fournir des éléments pour enrichir les prémisses. Ainsi c’est l’argument définitif de l’auteur arabe Alhazen qui fait remarquer que l’œil souffre en regardant le soleil qui favorisera petit à petit la théorie de la réception des rayons, bien que celle-ci soit en contradiction avec Saint Augustin3(#fn13).

C’est cet argument d’autorité qui poussera les auteurs médiévaux à recopier, citer ou commenter continuellement les auteurs anciens.

Cette triple notion de vérité est une difficulté supplémentaire, après la perte des textes de références, pour comprendre les représentation médiévales. Intégrer les modes de raisonnement est également une problématique tout à fait contemporaine pour appréhender les mécanismes qui nous semblent à premier abord étrangers.

Pour vous aider à situer dans le temps la longue liste d’auteurs et d’ouvrages cités ici, je vous propose ci-dessous une chronologie de l’usage du basilic et de la manticore au travers des aspects théologique (en rouge), biologique (vert) et scientifique (bleu).
chronologie-basilic-manticore.png

Vous pouvez cliquez pour l’avoir en meilleur définition ou récupérer et modifier le fichier graphviz : chronologie-basilic-manticore.txt si vous souhaiter l’améliorer. Je vous ai déjà présenté graphviz et l’intérêt de l’usage de données textuelles sur le précédent billet.

La conclusion que l’on peut tirer pour l’instant de l’usage de ces figures étranges et que, pour les commanditaires médiévaux de ces représentations, il ne s’agit pas d’animaux fantastiques mais d’animaux exotiques. Même s’ils n’ont jamais vus eux même ces animaux, tout comme l’éléphant ou les lions, ces bêtes existent vraiment puisqu’on en parle depuis l’antiquité. Leur existence même n’est, en réalité, pas absolument nécessaire à la vérité. Ils sont vrais puisqu’ils sont utiles au raisonnement : à l’étude des textes.

Pour satisfaire un peu plus notre curiosité, je vais tout de même ajouter quelques éléments qui nous permettrait d’interpréter les autres figures du panneau.

Je vous avais promis de vous parler de l’aigle et je vous disais que sa signification peut être ambivalente. Ainsi dans les bestiaires, on présente son aspect négatif : rapace, paresseux, orgueilleux, injuste avec ses enfants, et également son aspect positif : une attitude royale, la réincarnation du Christ, la capacité de pouvoir contempler le soleil (Dieu) en face4(#fn14).
De la même façon le lion peut être l’instrument de torture des martyrs ou avoir l’esprit continuellement en éveil avec sa, soi-disant, capacité de dormir les yeux ouverts ou encore être un symbole de la résurrection. Le prédicateur utilisera indifféremment la “nature” de l’animal qui s’accorde le mieux à son propos édifiant.

Pour la figure ci-dessous qui se trouve sous la manticore, au vue de la forme des oreilles,  je me permet de vous proposer un éale ou centicore.

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Les personnages humains se battent sans doute nus, il n’y pas de trace de tunique longue ou courte. C’est le signe de leur bestialité.

La figure disparue aux pieds de l’ange, du basilic et du lion pourrait être un dragon ou un aspic ce qui confirmerait l’usage du psaume 91.

À droite de l’ange, je vous propose une hyène. Les autres fauves pourraient être des léopards ou des panthères. Pline présente la manticore comme un lion rouge et la panthère comme un animal au poil tacheté. Il est fort probable que les panneaux de ce portail étaient à l’origine polychromes.

Il ne s’agit ici que de mes hypothèses d’interprétation. Il faudrait disposer du texte du sermon pour les confirmer. Il s’agirait d’un sermon qui évoque l’évolution de l’homme, de la bestialité ou l’animalité, vers la sainteté ou le sauvetage de leurs âmes, à l’aide de la prière (des clercs). On retrouverait dans ce sermon les caractères moraux des animaux qui illustrent ce panneau.

Pour terminer vous noterez également le sens de la marche des clercs qui se dirigent vers la droite : le portail du sanctuaire.

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Bibliographie

1 une petite liste de bestiaires en ligne pour le plaisir des yeux :
2
3 Pline, « Histoire naturelle », trad. fr Émile Littré, 1848,
4 « Physiologus», Wikipedia, URL : http://fr.wikipedia.org/wiki/Physiologus
5 Isabelle Draelants, « Encyclopédies et lapidaires médiévaux », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 16 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2008. URL : http://crm.revues.org//10682. consulté le 22 octobre 2011.
6 Thomas de Cantimpré Valenciennes, Bibliothèque municipale, ms. 320, fol. 113v.-114, URL : http://bookline-03.valenciennes.fr/bib/common/viewer/tifmpages.asp?TITRE=Ms+320&FILE=Ms0320%2Etif consulté le 30 octobre 2011.
7 Gilbert Dahan, « Encyclopédies et exégèse de la Bible aux XIIe et XIIIe siècles », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 6 | 1999, mis en ligne le 11 janvier 2007. URL : http://crm.revues.org//927. consulté le 21 octobre 2011.
8 Aristote, « Histoire des animaux », Livre II, trad. fr J. Barthélemy-Saint Hilaire, 1883, URL : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/animaux2.htm consulté le 30 octobre 2011.
9 Solin, « Polyhistor », trad. fr M. A. Agnan, 1847, URL : http://remacle.org/bloodwolf/erudits/solin/deux.htm consulté le 30 octobre 2011.
10 Lorenzo Tinti, « Uomini e topoi: la permanenza del mito letterario della mantìcora », Bibliomanie - N.7 Ottobre/Dicembre 2006, URL : http://www.bibliomanie.it/mito_manticora_tinti.htm, consulté le 22 octobre 2011.
11 Lettre d’Alexandre à Aristote, Singularis et rara Alexandri Magni epistola de situ Indie et itinerum ea vastitate ad Aristotelem preceptorum sumua Cornelio Nepote… (Microforme), 1515, URL : http://data.bnf.fr/16260963/lettre_d_alexandre_a_aristote/ consulté le 30 octobre 2011.
12 Béatrice Delaurenti, « La fascination et l’action à distance : questions médiévales (1230-1370) », Médiévales, 50 | printemps 2006, mis en ligne le 15 septembre 2008, Consulté le 10 octobre 2011. URL : http://medievales.revues.org/1420
13 Dominique Raynaud, « Les normes de la rationalité dans une controverse scientifique : l’exemple de l’optique médiévale », L’Année sociologique (Paris), 1998, 48 (2), p. 447-466. URL: http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/04/91/17/PDF/Normes_rationalite-AS.pdf consulté le 30 octobre 2011.

14 Arnaud Zucker, « Morale du Physiologos : le symbolisme animal dans le christianisme ancien (IIe-Ve s.) », Rursus, 2 | 2007, mis en ligne le 02 décembre 2009, consulté le 26 octobre 2011. URL : http://rursus.revues.org/142

Notes

Les enluminures proviennent du manuscrit MS 764 Bodley de la base Luna1, sauf l’éale qui provient du manuscrit MS Latin 11207 de la base Mandragore de la BNF. Ces enluminures sont sous licence d’utilisation de ces bases, renseignez vous si vous voulez les utiliser, hors citation.
Les autres images sont de moi et sont comme d’habitude en licence CC-BY-SA.