Le rasoir d'Ockham

Il y a quelques jours dans le cadre de mon travail je devais aborder la question de la qualité des données à traiter.

Je vous vois déjà faire la grimace. Cela s’annonçait effectivement assez aride.

C’est en me promenant au musée de La Cour d’Or de Metz, où je vous cherchais quelques images pour un futur billet d’iconographie médiévale, que j’ai trouvé un thème qui m’a permis d’utiliser en introduction l’illustration ci-dessous :

steles-gallo-romaines-metz.jpg

Il s’agit de deux stèles funéraires gallo-romaines du IIème IIIème siècle. Celles-ci proviennent essentiellement des «fouilles» des années 70 lors de l’aménagent urbain de l’îlot Saint-Jacques au centre de la cité (le centre commercial Saint-Jacques). J’ai bien mis fouilles entre guillemets. Dans ces années les contraintes économiques étaient prioritaires sur la protection du patrimoine. En avril 1974 les archéologues locaux en étaient réduit à la récupération des débris hors contexte dans une décharge1. Ces stèles font partie d’un lot de 77 monuments funéraires utilisés en réemploi dans les vestiges du rempart antique. Ces stèles sont encore exposées au musée de la cour d’or, dans le centre commercial, à la préfecture ou à l’hôtel de département2.

Voici en détail une partie du texte de la première stèle (dite “Stèle de la famille“).
epitaphe-famille.jpg

On distingue assez clairement POSUERUNT

voici la transcription de l’épitaphe :

(…)iolae Silvici filiae Sacuri[us—] / (…)s uxori et Sacer fil(ius) vivi posuerunt

Pour …iola, fille de Silvicius Sacurius / … son époux et Sacer son fils de leur vivant ont érigé (ce monument)

Sur la seconde, nous allons nous intéresser aux lettres H P C finales
epitaphe-serrurier.jpg

voici la transcription de l’épitaphe :

Caratullio Cintussi filio / neg(otiatori) artis clostrariae H(eres) P(onendum) C(uravit)

A Caratullius, fils de Cintussus / marchand de serrurerie ses héritiers ont pris soin d’ériger (ce monument)

stele-dm.jpg
L’usage d’abréviations pour les formules rituelles est très courant. On trouve ainsi parfois un simple F pour fecit : à fait.
Ou de façon encore plus répandue l’abréviation D M pour Diis Manibus, la dédicace aux dieux Mânes comme sur la stèle ci-contre exposée au centre Saint-Jacques.

diis-manibus.jpg


Lors de ma présentation où je me suis seulement contenté des traductions, j’ai particulièrement insisté sur posuerunt et ponendum qui sont respectivement la 3ème personne plurielle de l’imparfait et le participe passé accusatif du verbe latin pono qui signifie construire, ériger, établir, créer, …

J’y ai ajouté ponenda le participe passé nominatif, vocatif ou ablatif3.

Cela m’a permis de faire lire à mes auditeurs, dans le texte :

pluralitas non est ponenda sine necessitate

qui se traduit assez simplement : pluralitas = les pluralités ou les multiples, non est ponenda = ne doivent pas être créer, sine necessitate = sans nécessité.

Il s’agit du “rasoir d’Ockham“ un principe de raisonnement attribué au franciscain Guillaume D’Ockham (1285-1347).

Un de ses successeurs l’énoncera plus tard sous le forme :

Les entités ne doivent pas être multipliées par delà ce qui est nécessaire

De nos jours, on pourrait considérer qu’il s’agit d’une évidence. Effectivement on trouve un principe semblable dès « La Physique » d’Aristote mais Ockham apporte au XIVème siècle une approche différente de la philosophie d’Aristote telle qu’elle est interprétée jusque là par les philosophes scolastiques médiévaux. Alors qu’à la naissance du christianisme la logique d’Aristote a été associée à la philosophie de Platon pour créer une philosophie chrétienne qui se distingue du stoïcisme antique4, la redécouverte de la métaphysique d’Aristote fait apparaître les questions de distinction entre les universaux des catégories d’Aristote et les idées de Platon.

Ockham est un tenant de l’approche nominaliste où la catégorie n’est qu’un terme qui sert à la compréhension du discours alors que l’approche des réalistes comme Thomas d’Acquin y voit une représentation de l’essence. A ce titre la philosophie de Guillaume d’Ockham est souvent vue comme annonçant les prémisses de l’empirisme et de la science moderne.

Nicolas d’Autrecourt (1299-1369) sera contraint d’abjurer ses thèses nominalistes en 1347 et terminera chanoine de la cathédrale de Metz.

Ockham.jpg

Aujourd’hui encore, et plus particulièrement pour les physiciens, le rasoir d’Ockham est utilisé sous la forme :

Les hypothèses les plus simples sont les plus vraisemblables

Il faut ici être attentif à éviter un contre sens : ce principe ne signifie pas qu’il faut tout simplifier. Comme il s’agit d’un principe scientifique toutes les paramètres doivent être pris en compte et ne doivent pas être exclus uniquement pour simplifier la solution. C’est la théorie qui doit être remise en cause si des faits contredise cette théorie.

Au XXème siècle, Alan Turing (1912-1954), mathématicien et fondateur de la science informatique assistait aux conférences du philosophe et logicien Ludwig Wittgenstein. Ce dernier interprétait le rasoir d’Ockham sous la forme :

Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification

aphorisme 3.328, Ludwig Wittgenstein (1921)5

Les travaux de Wittgenstein, Fredge, Russell sur la logique et la philosophie du langage sont toujours les bases du traitement de données. On peut noter en particulier l’aphorisme suivant, toujours tiré du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein :

Le monde est la totalité des faits, non des choses

aphorisme 1.1, Ludwig Wittgenstein (1921)

qui fonde les ontologies informatiques utilisées en intelligence artificielle, en web sémantique ou en exploration de données (data mining)6.

Cela m’a permis, après le passage par Aristote, des stèles funéraires gallo-romaines, la scolastique et la logique moderne de conclure que la duplication de données n’est pas seulement un problème de quantité mais surtout de la perte ou de la confusion du sens de ces données.

Si les traitements de données ne vous passionnent pas, j’espère vous avoir donné un prétexte pour visiter le musée de La Cour d’Or de Metz. La stèle de la famille est immanquable et vous trouverez la stèle du serrurier juste après les mosaïques des gladiateurs de la place Coislin.

Bibliographie

1 Histoire des fouilles in Pascal Flotté, « Metz 57/2, Carte Archéologique de la Gaule » , 2005, p. 54-57

2 Metz, Secteur A : centre ville in Pascal Flotté, « Metz 57/2, Carte Archéologique de la Gaule », 2005, p. 185-199

3 Pono in Dico Latin, URL : http://www.dicolatin.com/EN/LAK/0/PONENDUM/index.htm - consulté 26 mars 2012

4 Otto Bruun, Lorenzo Corti, « Les catégories et leur histoire », Vrin, 2005, 396 pages

5 Tractatus logico-philosophicus, URL: http://fr.wikipedia.org/wiki/Tractatus_logico-philosophicus - consulté 26 mars 2012

6 Théorie du prototype - Wikipedia, URL: http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_prototype - consulté 26 mars 2012

EDIT 31 mars : Si les stèles de l’îlot Saint Jacques vous intéressent plus particulièrement la revue L’Archéologue n°119, avril-mai 2012 contient par un pur hasard un article « Les Gallos-Romains vus par eux-mêmes » de Laïla Ayache et Kevin Kazek p.11-39 où les premières stèles de ce billet sont citées ainsi qu’un grand nombre d’autres stèles du musée de la Cour d’Or