Iconographie du portail nord de la cathédrale de Metz

Voilà la suite d’un nouveau thème que j’avais abordé lors de la recherche d’une représentation du roi David à la cathédrale Saint-Etienne de Metz. Nous avons vu que l’on pouvait trouver 12 représentations dont 10 sur un panneau sculpté sur le portail nord de Notre Dame de la Ronde. Nous allons observer aujourd’hui le panneau suivant :

Portail nord : bas-relief invention de la croix

Comme pour le premier tableau, l’interprétation classique est qu’il s’agit de scènes bibliques. Cependant lorsque l’on possède une culture religieuse chrétienne minimale et actuelle, on n’identifie au mieux que la dernière scène. On imagine qu’il s’agit de la conversion de Paul sur le chemin de Damas d’après les Actes des Apôtres.

Portail nord Notre-Dame-la-Ronde Metz bas-relief invention de la croix

Nous pouvons immédiatement nous demander quel est l’intérêt de comprendre cette iconographie. Le message véhiculé lors de cette création était évident pour les commanditaires et auteurs. Il était utile à l’édification des spectateurs quel que soit leur niveau intellectuel. Comprendre ces représentations, c’est chercher à comprendre les références et l’environnement de ces acteurs. Chercher les clés de compréhension d’un environnement qui nous est étranger est un fin de compte un problème contemporain qui ne se limite pas spécifiquement à l’Histoire.

Pour essayer de déchiffrer les autres scènes, il faut se plonger dans la littérature médiévale. Émile Mâle, le grand historien d’art médiéval du début du XXème siècle, a particulièrement étudié l’influence de la littérature théologique sur la création. Malgré l’immensité de l’œuvre rédigée pendant près de dix siècles, il n’identifie au final qu’une poignée d’ouvrages fondamentaux qui sont continuellement repris, abrégés, ré-assemblés, compilés pour en extraire la substance1. Le clerc n’écrit pas par amour propre ou vanité. La doctrine appartient à l’Église. La diffuser à son prochain est faire œuvre de miséricorde. Les idées se diffusent lentement au rythme des copies des manuscrits dans les scriptoriums et à la vitesse, sur les chemins, des pèlerinages.

Jacques de VoragineUn de ces ouvrages qui sera le plus diffusé est la Légende dorée2 du moine dominicain Jacques de Voragine. Rédigé entre 1261 et 1266 à Gènes, il sera très en vogue et inspirera toute l’iconographie chrétienne, jusqu’au concile de Trente (1563) qui en réponse aux thèses protestantes limitera le goût pour le sensationnalisme. En effet la Légende dorée, Legenda sanctorum alias Lombardica hystoria, « ce qui doit être lu des saints ou histoire de la Lombardie » est un légendaire destiné à expliquer le calendrier liturgique. En commençant par l’Avent, on trouve pour chaque jour de l’année une explication des solennités par l’hagiographie d’un saint ou le développement du contenu du Bréviaire. L’hagiographie du saint passe de l’étymologie de son nom, aux récits des pères de l’Église jusqu’au récits apocryphes sans hésiter à décrire des scènes extraordinaires ou le merveilleux se mélange à l’étrange. L’effet recherché est saisissant et devait être utile à fixer ces récits dans les mémoires.

Le passage de la Légende dorée qui nous intéresse est “L’invention de la Sainte Croix”, dont la fête est fixée au 3 mai. L’”invention” d’une relique est en réalité sa découverte. Le chapitre sur l’invention de la sainte croix est le récit de la découverte de la vraie croix, sur laquelle le Christ a été crucifié, par Hélène à Jérusalem en 326. Hélène est la mère de l’empereur Constantin, le premier empereur romain à se convertir au christianisme. On trouve également dans ce chapitre plusieurs variantes du rêve où avant la bataille du pont Milvius contre son concurrent Maxence, Constantin voit une croix et l’annonce que par se signe il vaincra “In hoc signo vinces“. Sa mère se rend ensuite à Jérusalem, interroge les juifs sur l’emplacement de la vraie croix. Un dénommé Judas, l’aide à découvrir trois croix (celle de Jésus et des deux larrons). La résurrection d’un mort par une des croix permet d’identifier la vraie croix.

Ce récit nous permet d’identifier quelques scènes du panneau qui nous intéresse.

Portail-nord-panneau-invention-croix

La scène 4 peut correspondre au songe de Constantin. La scène 2 : l’aide de Judas. La scène 3 : la découverte des croix. La scène 8 : l’identification de la vraie croix avec la résurrection d’un mort.

Les autres scènes sont interprétées comme d’autres épisodes de la Légende dorée. Généralement on arrête l’analyse à cet instant sans chercher une cohérence globale à ces représentations médiévales.

En effet, il est convenu de dire que l’image au Moyen Age n’a pas nécessairement besoin d’être vue et qu’alors il serait vain d’en pousser l’analyse. Les recherches modernes en s’interrogeant sur l’efficacité de ces images permettent pourtant de prendre en compte d’autres éléments. Jérôme Baschet défini l’image au Moyen Âge comme une image-objet qui produit une signification active en fonction de ses relations au monde sensible, aux lieux, aux objets, aux interactions humaines pour contribuer au sens de ces situations3. Je vais alors chercher un sens général aux représentations de ce portail, tout en évitant les anachronismes et incohérences des rêveurs qui cherchent la pierre philosophale et dont se moquait déjà Émile Mâle1.

Nous allons commencer dans un premier temps par nous interroger sur les relations entre les scènes.

La scène 1 pourrait être vue comme la prémonition de la reine de Saba devant un arbuste dont sera tiré la croix comme le rapporte Jacques de Voragine. On obtiendrait alors également un lien avec le panneau précédent qui représente la légende de David d’après Flavius Joseph. La scène 5 bien que très abîmée pourrait être la bataille de Constantin. La scène 9 pourrait être liée à la scène 8 : Hélène et Judas observent le miracle de la résurrection.
La scène 7 avec une tour surmontée d’un ange représente très certainement la Cité de Dieu d’après Saint Augustin. Les scènes 6 et 7 peuvent être liées pour représenter l’arrivée de la croix à Jérusalem.

Portail nord lecture légende dorée

Cependant deux éléments ne sont pas satisfaisant : l’arrivée de la croix à Jérusalem n’est pas mentionnée dans le chapitre de l’invention de la croix de la Légende dorée et que vient faire la conversion de Paul dans la scène 10 avec l’ensemble du panneau ?

J’ai alors cherché d’autres références possibles. Une autre hypothèse recevable est l’Abbrevatio de Jean de Mailly4. Il s’agit très certainement d’une des sources de la Légende dorée. Jean de Mailly est également un dominicain qui rédigea son Abbrevatio d’après le calendrier liturgique du diocèse d’Auxerre et qui rédigea ensuite une chronique de Metz : Chronica universalis Mettensis conservée au couvent dominicain des frères pécheurs de Metz. Pour l’Abbrevatio, on connaît une édition de 1225 puis une seconde en 1243. Cet ouvrage est donc antérieur à la Légende dorée et se trouvait très certainement à Metz lors des travaux de reconstruction de Notre Dame de la Ronde entre 1260 et 1300. L’Abbreviatio est un légendier et l’on retrouve sans surprise à la date du 3 mai l’invention de la sainte croix. Les récits de l’Abbreviatio et de la Légende dorée sont très similaires. Malheureusement pour cette hypothèse, il n’y a toujours aucune référence à l’arrivée de la croix à Jérusalem, ni à Paul et, pire encore, la prémonition de la reine de Saba se trouve en fin de chapitre. La lecture du panneau à partir de l’Abbreviatio semble encore moins cohérente qu’avec la Légende dorée. Malgré les arguments chronologique et géographique cette hypothèse doit être abandonnée.

Une nouvelle hypothèse est alors l’Historiale Speculum de Vincent de Beauvais. L’Historiale Speculum (le miroir de l’histoire)  est une partie du Speculum maius7, l’encyclopédie des connaissances médiévales commandée vers 1240 par les dominicains et terminée vers 1258. Il ne s’agit pas ici d’une explication du calendrier liturgique mais bien d’une histoire du monde de la Création jusqu’au années 1250. On dit qu’elle servi particulièrement à l’éducation des enfants de Saint Louis. Postérieur à la Légende dorée, il s’agit également d’une de ses sources avérées.

En cherchant une version en français de Historiale Speculum je n’ai trouvé que « Le Mirouer historial » de « VINCENT » [de Beauvais], traduction de « JEHAN DU VIGNAY » de 1463 sur Gallica5. Pour un néophyte comme moi l’épigraphie gothique est incompréhensible par contre certaines enluminures m’ont interpellées : voici ci-dessous ces enluminures issues de la base Mandragore de la BNF.

v. de Beauvais : Maxence
v de Beauvais : Hélène


On les retrouve sur les feuillets 226 et 264 du premier livre disponible sur Gallica.

Je me suis alors rabattu sur une version latine d’une copie du XIVème siècle provenant de l’abbaye bénédictine Sainte-Rictrude de Marchiennes et accessible par la base de donnée textuelle de l’Atelier Vincent de Beauvais de l’université de Nancy 26. Mes notions de latin étant très lointaines je me suis servis de l’outil de traduction de google : la qualité littéraire de la traduction est donc des plus médiocre mais vous verrez que cela permet de se faire une idée assez précise du sens des passages qui nous intéressent.

On trouve alors livre XIV, chapitre 43

Maxentius (…) ipse lapsu equi in profundum alvei demersus est

Maxence (…) il chute de son cheval noyé dans la profondeur du canal
La scène 10 du panneau du portail nord n’aurait alors aucun rapport avec Saint Paul, il s’agirait de l’illustration de la défaite de Maxence au pont de Milvius.

au livre XIV, chapitre 94

Vocati ergo a regina,(…) iussi sunt omnes in ignem tradi.

Par conséquent convoqué par la reine, ils ont été commandés dans le feu tous être livré.
Il s’agirait des menaces de Hélène contre les juifs. La scène 1 du portail est alors encore plus explicite que l’enluminure.

On trouve également au chapitre suivant (95) qui narre la recherche avec l’aide de Judas et juste après la découverte des trois croix

Ponens igitur eas in media civitate expectabat gloriam dei.

Par conséquent, les plaçant dans le milieu de la ville attendait la gloire de Dieu. (j’ai honte de ce charabia mais c’est la traduction de google;-) )

Les croix sont emmenées à la ville (Jérusalem) avant le miracle de la résurrection d’un jeune homme décédé à la neuvième heure.

Si l’on suit le texte de Vincent de Beauvais, on obtient alors le schéma de lecture suivant :

Portail nord : lecture Vincent de Beauvais

Cette lecture est la plus cohérente de nos hypothèses. Si on applique le principe du rasoir d’Ockham où « Les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité. » (« pluralitas non est ponenda sine necessitate ») ou plus simplement l’hypothèse la plus simple est la plus vraisemblable, on peut en déduire que la source d’inspiration de ce panneau est le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais.

On s’aperçoit de plus qu’il existe une réelle relation chronologique entre les scènes, comme pour le premier panneau qui relate l’épopée de David. Ces éléments contribuent certainement au message global de l’ensemble du portail mais il faudra auparavant étudier les autres panneaux. Vous aurez la suite dans de futurs billets …

En conclusion complémentaire : il est intéressant de noter les variations d’interprétations en fonction du référentiel utilisé. Nous nous apercevons que si l’on trouve la bonne référence et que l’on identifie les relations entre les éléments, on retrouve le sens d’une message qui nous semblait définitivement obscur. La corolaire est également vraie : le sens d’un problème nous échappe si l’on ne dispose pas de la bonne référence et cela ne se limite pas aux questions médiévales ou historiques.

Bibliographie

1Émile Mâle, « L’art Religieux Du Xiii Siecle En France », Paris, 1898, pp. 572

2Jacques de Voragine, « La Légende dorée », trad. abbé J.-B. M. Roze, ed. Édouard Rouveyre, Paris, 1902, URL : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/index.htm . consulté le 17 septembre 2011.

3Jean de Mailly, « Abrégé des gestes et miracles des saints », trad. Antoine Dondaine. Bibliothèque d’histoire dominicaine 1, éditions du cerf, pp. 524, Paris 1947

4Jérôme Baschet, « L’iconographie Médiévale », Gallimard, 2008, pp. 468

5Vincent de Beauvais, « Le Mirouer historial », BNF Français 51, trad. JEHAN DU VIGNAY, 1463, URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9059378g . consulté le 17 septembre 2011.

6Vincent de Beauvais (vincentius bellovacensis), « Speculum Majus », ms BM Douai 797, XIV, URL : http://atilf.atilf.fr/bichard . consulté le 17 septembre 2011.

7Marie-Christine Duchenne et Monique Paulmier-Foucart, « Vincent de Beauvais à l’Atelier », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 6 | 1999, [En ligne], mis en ligne le 11 janvier 2007. URL : http://crm.revues.org//930. consulté le 17 septembre 2011.

Notes

La première enluminure provient du manuscrit BNF Français 241 et représente Jacques de Voragine prêchant. Les deux autres enluminures proviennent également de la base Mandragore de la BNF. Elles sont sous licence d’utilisation de la BNF. Les autres images sont de moi et sont comme d’habitude en licence CC-BY-SA.