Comment visiter un musée d'art sans s'emmerder

Dans la peau de Mona Lisa
Ces derniers mois nous avons beaucoup voyagé en famille en particulier à Strasbourg, Prague et Londres. Cela a été l’occasion de visiter plusieurs musées. Dans les musées, exposant en particulier de la peinture ancienne, on croise des groupes de visiteurs où l’on observe souvent les mêmes comportements ou réflexions quelle que soit leur nationalité. En-tête les enthousiastes parcourent les galeries au pas de charge, guide touristique à la main, pour s’agglutiner devant les œuvres célèbres. Ils sont souvent accompagnés de porteurs de perches à selfies. Ces visiteurs ont clairement l’intention de démontrer sur les réseaux sociaux qu’ils ont bien été à proximité d’une de ces œuvres célèbres. Ils sont ensuite suivi par de petits groupes qui s’arrêtent quelques instants devant des tableaux qui ne sont pas masqués par la foule et qui finissent par conclure que les couleurs sont belles. Enfin en queue de peloton, le groupe souvent le plus important jette un rapide regard désabusé sur ces croutes en se demandant clairement ce qu’ils font là sans oser le dire de peur de passer pour d’incultes ignorants. Vous vous reconnaissez peut-être dans une de ces populations. Je vous propose alors une série de billets qui s’adresse plus particulièrement au dernier groupe et devrait l’aider à ne plus s’ennuyer dans un musée de peinture et ralentira peut-être le pas des enthousiastes.

Pour commencer il faut dissiper un gros malentendu : un tableau ancien ce n’est pas de l’art : c’est de l’histoire de l’art.

Dit autrement et j’insiste sur ce point : les musées d’art classique exposent des tableaux qui sont surtout intéressants dans le cadre de l’Histoire : ce n’est plus de l’Art.

Il est alors tout à fait normal de ne rien ressentir devant des œuvres peintes il y a 500 ans pour des gens qui ont vécus il y a 500 ans. De la même manière un monochrome peint il y a 60 ans n’a pas de sens si on ne s’intéresse pas à l’état du marché de l’art de cette époque. Il n’y a pas de complexe à avoir sur l’absence d’émotion devant ces œuvres. Le premier point à observer est alors la date indiquée sur le cartel à côté de toute œuvre exposée.

Un second malentendu récurrent est de s’imaginer que parce qu’une œuvre est célèbre son effet est intemporel et doit être compris de tout le monde. Mais personne ne tombe en extase dans un super marché au rayon des yaourts où l’on retrouve des dizaines de représentations de «La Laitière» de Vermeer (1658). Il est facile d’imaginer le sourire narquois de Mona Lisa devant ces foules sur la photo ci-dessus. Comment apprécier le subtile sfumato, que Léonard de Vinci a imaginé vers 1506, en étant à 5 mètres du tableau masqué par un mur de cheveux et d’appareils photos. Compatissons pour le pauvre «Repas chez Levi» (1573) de Véronèse que l’on aperçoit en face de la Joconde.

Mona Lisa

Le troisième écueil à éviter est de penser qu’il y a des progrès et des régressions dans l’art. Vasari, un des premiers historien d’art, affirmait déjà vers 1560 que l’Art n’était que progression depuis Giotto, vers 1320, qui avait retrouvé le talent des romains et jusqu’à Michel Ange, mort en 1564, qui dépasse enfin les antiques. Ce progrès étant essentiellement dû au génie des florentins et de quelques autres inspirés par ces génies. Vous pouvez sourire, cela semble grossier mais le «génie florentin» est un lieu commun encore souvent utilisé.
On peut déjà opposer à Vasari trois représentations réalistes qui n’ont été découvertes que depuis le XIXème siècle: la première est un détail égyptien, la seconde est une extrait d’une fresque de Pompéi qui date du premier siècle, la troisième est un masque mortuaire dit «portrait de Fayoum», exposée au musée de Prague, date du IIème siècle. L’antiquité, au moins jusqu’au IVème siècle était tout à fait capable de réaliser des représentations réalistes sans pour autant que cela soit considéré comme de l’art au moment de leurs réalisations.

réalisme égyptien

Fayoum musée de Prague

Fresque Pompéi


Nous sommes maintenant d’accord que pour voir une œuvre célèbre il vaut mieux consulter wikipédia où l’on peut zoomer à volonté. Il est inutile de se demander si une œuvre est belle puisqu’elle correspond au goût de l’époque et donc qu’elle n’est pas forcément mieux que des œuvres actuelles ou précédentes.

Quel est alors l’intérêt de visiter un musée ?

La première réponse est que ces œuvres sont des témoignages important de l’époque où elles ont été réalisées. Elles illustrent alors la façon dont les contemporains voyaient leur monde. Le témoignage est peut-être difficile à comprendre de nos jours mais il est également plus sincère qu’un témoignage écrit. Nous avons vu que malgré son enthousiasme, le témoignage de Vasari s’apparente également à de la propagande.

Ces tableaux ont finalement plus de points communs avec des pièces archéologiques qu’avec l’Art. L’histoire de l’Art est une archéologie de la pensée.

Pour comprendre les questions historiques il est nécessaire de mémoriser quelques repères chronologiques. Les puristes vont hurler mais ce blog n’a pas vocation à être une référence historique, je vous propose alors une chronologie avec quelques décennies essentielles, plus faciles à mémoriser que des dates précises.

  • 450 : fin de l’empire romain
  • 800 : sacre de Charlemagne à Rome, notez que Charlemagne se considère toujours comme un successeur légitime des empereurs romains
  • 1100: premières croisades et premières universités
  • 1210: création des ordres mendiants
    • 1210: franciscains : en robe de bure et adeptes de la pauvreté
    • 1215: dominicains : en tunique blanche et manteau noir ils prêchent en itinérants
  • 1300: Giotto vient de terminer les fresques de la basilique St François à Assise
  • 1340: grande peste : lorsque 25% de la population disparait en quelques semaines les contemporains ne peuvent plus voir le monde comme avant
  • 1415: Brunelleschi invente la perspective centrale face au baptistère de Florence
  • 1430: Van Eyck perfectionne la peinture à l’huile
  • 1500: Dürer voyage en Italie
  • 1510: Michel Ange peint la chapelle Sixtine
    • 1515: Bataille de Marignan, le jeune roi François 1er contribuera à la diffusion de la Renaissance italienne en France.
  • 1520: début de la Réforme, après l’excommunication de Luther
  • 1540: création des jésuites, meneurs de la contre réforme
  • 1610: assassinat de Henry IV, mort du Caravage, depuis peu Galilée observe le ciel avec sa nouvelle lunette

C’est à apprendre par cœur !

Avec cette chronologie et après avoir lu la date de l’œuvre sur le cartel, on peut alors situer la période où l’œuvre a été pensée ou appréciée.

Si vous avez besoin d’une chronologie plus précise, cliquez sur l’image ci-dessous et enregistrez la sur votre smartphone.

chronologie art renaissance

Quelques connaissances complémentaires sont également nécessaires sur les courants de pensée des époques couvertes par la chronologie précédente.

Pour commencer il faut prendre en compte que la réelle grande innovation de la Renaissance est qu’il s’agit de la première période historique où l’on rejette la période précédente : c’est la Renaissance qui invente la légende noire du Moyen Âge pour glorifier la période antique.
Cette Renaissance démarre tôt en Italie avec Giotto dès la fin du XIIIème siècle. Elle ne sera effective en France et dans le nord de l’Europe que avec Dürer, à la fin du XIVème siècle.
En réalité, nous avons vu que le monde médiéval avait toutes les capacités pour créer des images réalistes. Si les personnages d’un tableau ont des tailles exagérément différentes ou que le fond des tableaux est doré, c’est qu’il s’agit d’un peinture volontairement symbolique.
L’artisan (avant Giotto ce n’est pas encore un “artiste”) doit jongler entre les textes de la Bible : «Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Exode 20,4» ou «Dieux dit:”Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Genèse 1,26» ou encore lorsque St Paul parle du Christ comme «image du Dieu invisible» Colossiens I, 15.
Il faut alors réaliser des images qui ne permettent pas l’idolâtrie mais restent un support à la méditation6.
Face à ces questions essentielles pour l’époque, on comprends mieux alors le peu d’intérêt pour le réalisme. De la même façon que la peinture moderne n’y trouve plus non plus d’intérêt depuis l’invention de la photographie.
Pour terminer, il ne faut pas oublier que pendant longtemps l’artiste réalise un travail d’artisan sur commande. Dès le XVème siècle de riches amateurs ou collectionneurs créent un marché de l’art. L’œuvre n’est alors pas issue du cerveau d’un génie mais bien dépendante d’un goût et d’un marché collectif.

Maintenant que vous voilà pourvu de ces connaissances élémentaires vous pouvez vous rendre sereinement dans un musée d’art sans être stressé par la nécessité d’estimer l’apparente “beauté” de toutes ces œuvres.

Voici maintenant quelques astuces pour ne pas s’y ennuyer et peut-être même y prendre goût.

Un des plus important commanditaire étant l’Église, vous serez confrontés à un grand nombre de peintures religieuses.
Un premier jeu, pas si difficile qu’on peut le croire, est d’identifier les différents personnages. Je vous avais déjà donné diverses astuces dans un ancien billet sur l’identification des statues du portail de la vierge.
Les saints sont identifiables par des attributs liés à leur légende ou martyre. Ainsi les clés permettent d’identifier très sûrement Saint Pierre. On trouve alors souvent à proximité Saint Paul avec l’épée qui a servi à sa décapitation : une mise à mort privilégiée pour un citoyen romain. Une croix en X désigne la crucifixion particulière de Saint André. La tenue de cardinal et le lion permettent de reconnaître St Jérôme. Des pierres évoqueront la lapidation de St Etienne. Une grille de fer rappelle la rôtissoire de St Laurent. Les évangélistes sont identifiés par le tétramorphe. J’y reviendrais dans un futur billet. En attendant je vous propose de vous entraîner sur cette décoration d’autel du musée de l’Œuvre de Strasbourg :

Saints, Musée de l'œuvre de Strasbourg

Un second jeu est de retrouver les réminiscences symboliques de la peinture médiévale dans la peinture de la Renaissance. Cette persévérance du symbolique provient d’une part du conservatisme des commanditaires mais également parce que l’innovation n’est qu’une valeur récente. Le symbolisme apparaît dans l’usage des dorures ou dans le traitement schématique des paysages de Giotto.

On peut ensuite identifier un certain nombre de représentations stéréotypées. Je vous parlerai alors également dans un prochain billet de la scène de l’annonciation avec un ange Gabriel à genoux ou encore du «noli me tengere» lorsque le Christ refuse que Marie Madeleine le touche et qui s’inspire très largement de la statuaire antique.
Comparons maintenant les deux tableaux suivants :

Stigmates St-Francois d'Assise, Jacopo del Casentino 1350 Stigmates, Strasbourg 1474


À droite : un petit triptyque portable exposé au musée Sternberg de Prague. Ce triptyque est daté de 1350 et attribué au peintre florentin Jacopo del Casentino.
À gauche : “La mort du riche et du pauvre” exposé au musée de l’Œuvre de Strasbourg, d’un maître strasbourgeois inconnu et daté de 1474.

Leur point commun est la représentation des stigmates du Christ par des lignes. Cliquez sur les images pour les visualiser en haute résolution.

Le premier s’inspire très clairement des fresques de Giotto à Assise terminées en 1298. L’inspiration est nette dans la schématisation du paysage et la position cambrée très expressive de Saint François. On peut également noter le séraphin à six ailes fidèle au texte de la Première Vie de Tomasso da Celano de 1228.
Le second, un siècle plus tard, a déjà une part de modernisme : les rayons ne proviennent plus d’un séraphin mais bien du Christ en croix. Il est clair que le maître strasbourgeois avait une certaine connaissance des représentations italiennes, il a pourtant préféré conserver un symbolisme médiéval.
Cette connaissance de la peinture italienne provient peut-être des petits tryptiques portables ou de gravures sur bois ou encore des enluminures françaises. Comme ce tableau date d’après la grande peste il est également intéressant de comparer la représentation de la mort.

On voit que dans l’observation des stéréotypes on peut distinguer les différences de traitement d’un thème. Le nord de l’Europe, grâce à la maîtrise précoce de la peinture à l’huile2, s’attache à une représentation très réaliste de l’humain alors que l’Italie privilégie, jusqu’à Michel Ange, une beauté idéalisée. Distinguer l’approche idéaliste de l’approche réaliste est également une bonne façon de découvrir une œuvre1.
On peut alors également s’interroger sur les influences réciproques et la circulation de ces iconographies bien avant l’imprimerie ou les gravures d’une exceptionnelle qualité de Dürer3.

Annonciation - Filippo Lippi - 1403. National Gallery, Londres


Identifier les références mythologiques est une autre façon d’aborder la peinture classique. Cette peinture profane aborde, à partir du XVème siècle, des thèmes de la mythologie antique et les jeunes fans de Percy Jackson retrouverons leurs dieux et déesses préférés entourés de faunes, centaures et autres animaux fantastiques. Cela vous donnera peut-être envie de lire ou redécouvrir «Les Métamorphoses» d’Ovide.

Face à un portrait, il ne faut pas oublier qu’il s’agit pendant très longtemps d’une commande destinée à asseoir le prestige du commanditaire. Dans ce cas on comprend mieux l’usage des portraits de profil qui font en réalité référence aux médailles ou pièces des césars antiques. L’apparition graduelle du portrait de trois-quart permet une évolution du traitement du regard et de l’expressivité du visage. Le traitement des tissus, accessoires ou la position des mains deviennent également des éléments important.

On peut encore s’intéresser au traitement de l’espace. Lorsque les fonds unis passent de mode, appréciez l’apparition de la perspective atmosphérique avec l’horizon qui s’éclaircît. Cette innovation provient sans doute de l’enluminure qui reste malheureusement trop souvent absente des musées. Vous pouvez ensuite vous attardez sur les représentations architecturales. Je vous ai déjà présenté l’usage approximatif mais efficace de Van Eyke. Lorsque Brunelleschi et Alberti rationalisent la perspective centrale4, celle-ci devient pendant un certain temps une démonstration de dextérité obligatoire. Aujourd’hui cette perspective centrale, si proche de l’objectif photographique, est tellement évidente que l’on imagine qu’il s’agit de la marque de la modernité de ces peintres de la Renaissance. Pourtant on peut constater la lente diffusion de cette nouveauté dans les expériences d’Ucello5 ou les vertigineuses contre-plongées de Mantegna.

Ucello, extrait San-Romano Mantegna


En guise de conclusion je vais me répéter : pour ne pas s’ennuyer dans une musée d’Art, il ne faut pas oublier qu’il s’agit avant tout d’un musée d’Histoire. Il faut alors commencer par regarder la date sur le cartel de l’œuvre. L’émotion que l’on ressent sur une œuvre ancienne est surtout une réminiscence de cette œuvre dans notre monde contemporain. Appréciez ci-dessous un extrait de «Vénus et Mars», exposé à la National Gallery à Londres. Ce tableau de 1483 de Boticelli représente très certainement la plus belle femme de son monde : Simonetta Vespucci. Vous ne pouvez pas nier son influence sur la bande dessinée contemporaine. Si vous souhaiter alors ressentir une émotion réelle il faut se confronter à des œuvres inconnues dans des musées d’art contemporain ou même hors des musées.

Extrait «Vénus et Mars» -  Boticelli - 1483. National Gallery, Londres


NB: Les ressemblances dans le traitement des visages avec l’annonciation de Filippo Lippi ci dessus, n’est pas fortuit : Boticelli était l’élève de Filippo Lippi.

Bibliographie

1 Gombrich E.H., «Histoire de l’Art», Phaidon, 2001 - essentiel pour commencer mais se limite à la relation beauté et réalisme
2 Panofsky Erwin, «Les peintres Flammands», Hazan, 2010
3 Panofsky Erwin, «La vie et l’art d’Albrecht Dürer», Hazan, 2012
4 Damisch Hubert, «L’origine de la la perspective», Flammarion, 2012
5 Darriulat Jacques, «Ucello : chasse et perspective», Kime, 1997 - difficile à trouver
6 Boulnois Olivier, «Au-delà de l’image», Seuil, 2008 - passionnant mais complexe

Crédits photos

La photo illustrant la vision de Mona Lisa et la fresque de Pompéi ont été communiquées sur twitter, j’ai malheureusement perdu les références d’origines.

L’extrait égyptien provient de Ondra Havala sur flickr.

L’aperçu sur le sfummato de la Joconde provient de Wikipedia

Les autres images sont de moi et sont comme d’habitude sous licence CC-BY-SA. N’hésitez pas à cliquer sur les images pour les avoir en haute résolution.