Iconographie du portail nord de la cathédrale de Metz : Saint Étienne

Pour ce soir je vous propose de poursuivre la découverte des panneaux du portail Nord de la Cathédrale de Metz.

Portail nord : bas-relief Saint Etienne

Après la légende du roi David et l’invention de la Croix nous avons encore des scènes qui semblent bibliques :

Portail nord : Saint Étienne

Comme ce panneau est assez détérioré, nous allons profiter de l’occasion pour aborder la question légitime que j’avais éludée jusqu’à maintenant : quelles ont été les restaurations de ce portail ?

Le dernier projet de restauration connu provient des plans de 1907 de Whilhem Schmitz, l’architecte allemand qui succéda à Tornow entre 1906 et 19191. Une commission d’experts rejettera le projet de restauration du portail en 1908 en considérant que ces travaux ne présentaient aucun caractère d’urgence.

Étonnamment je n’ai trouvé aucune mention de ce portail dans les écrits de Tornow de 1885 où il explique sa restauration du portail de la Vierge et aborde vaguement ses sources d’inspiration2. Le sculpteur Dujardin, avant de réaliser les sculptures du portail de la Vierge puis du portail du Christ sous la directions de Tornow, a étudié l’histoire de l’édification de la cathédrale de son point de vue de sculpteur. Il ne mentionne pas non plus les sculptures du portail Nord dans son rapport de 1879.3

Viollet-le-Duc : "Soubassement"
En 1860 dans les comptes rendus des discussions de la Société d’archéologie et d’histoire de la Moselle4 sur l’opportunité de démonter les arcades de Blondel, nous apprenons lors d’un état des lieux de la cathédrale que le côté Saint Étienne est orné (p90), que les murs entre les portails ont été restaurés en 1848 (p97) mais n’ont jamais été sculptés, que les portails ne nécessitent pas de restauration (p85) : aucun mot sur les panneaux qui nous intéressent. Bégin dans sa “description pittoresque” de la cathédrale de 18405 n’évoque que les draperies mais s’attarde plus sur les autres portails plus riches en représentations ou masqués comme le portail de la Vierge. Le portail de la Mutte semble similaire et peut-être plus richement orné en animaux fantastiques. Aucun projet ni financement de restauration n’apparaît dans les Mémoires de l’Académie nationale de Metz entre 1819 et 18306. On pourrait presque imaginer que ces panneaux sont une pure invention du XXième siècle si l’on ne possédait pas l’image ci-contre, tirée du Dictionnaire raisonné de l’architecture de Eugène Viollet-le-Duc publié en 18567. Cet article illustre le mot “soubassement” (Tome 8). Viollet-le-Duc ne parle que très rapidement des “animaux fantastiques” qui ne servent que de décoration.

Je n’ai malheureusement pas le temps de consulter l’intégralité des sources du XIXème siècle alors si vous tombez sur une autre référence ancienne à ce portail n’hésitez pas à laisser un message en commentaire.

En attendant, la conclusion que l’on peut tirer des ces éléments, ou plutôt de cette absence d’élément, est que le XIXème siècle si friand d’architecture gothique ne s’est pas du tout intéressé aux sculptures de ce portail. Même les amateurs d’ésotérisme de ce siècle romantique n’y ont apparemment trouvé aucun élément apte a enrichir leurs théories. Le peu d’intérêt pour ce portail l’a très certainement préservé des restaurations néogothiques parfois hasardeuses comme l’a connu le portail de la Vierge.

Le XVIIIème siècle de Blondel ne jurait que par l’architecture néoclassique inspirée de l’antiquité et n’hésitait pas à masquer l’archaïque architecture gothique. Je n’aborderai pas ici le sujet de la datation de ces panneaux. Je vous garde ça pour plus tard. Pour l’instant nous nous contenterons d’affirmer qu’il ne s’agit pas d’une création néogothique. Nous pouvons alors retourner à l’interprétation iconographique.

Portail nord : ND-la-Ronde Saint-Etienne
Malgré l’état assez dégradé de ces sculptures, la scène 7 est cependant évidente : il s’agit de la lapidation de Saint Étienne.

Je vais essayer de trouver, comme pour les autres panneaux, une interprétation globale qui permettrait de lier les autres scènes en cherchant les textes qui ont servis de référence.

Dans la plupart des textes du XIIIème siècle comme l’Abbrevatio de J. de Mailly9, le Speculum Majus de V. de Beauvais10 ou la Légende Dorée de J. de Voragine11, l’hagiographie de Saint Étienne est essentiellement composée de trois parties. La première est issue des Actes des Apôtres : Étienne est l’un des sept diacres désignés pour appuyer la prédication des apôtres, accusé de blasphème contre Dieu et Moïse, il est lapidé et devient le premier martyr chrétien. La seconde provient de la lettre de Lucien (Epistola Luciani ad omnem ecclesiam, de revelatione corporis Stephani martyris primi et aliorum). Lucien est un prêtre de Caphar-Gamala qui en 415 a eu des révélations sur la localisation des reliques et a permis leur invention (découverte). La dernière provient de la Cité de Dieu chapitre XXII de Saint Augustin12 et contient une longue liste de miracles issus de cette découverte.

D’après S. Vanderlinden, l’Epistola Luciani possède deux variantes principales A et B14.

Le graphique ci-dessous illustre une chronologie de ces textes.

chronologie Saint-Etienne.png

La version B de l’Epistola Luciani serait la plus proche de la lettre originale, elle se distingue essentiellement de la A par l’annonce faite à Lucien. Dans la B, Lucien est réveillé par un vieillard “haut de taille, beau de visage, avec une longue barbe” et richement vêtu alors que la version A indique seulement qu’il s’agit Gamaliel, le docteur de la loi juive qui aurait recueilli le corps d’Étienne. On peut raisonnablement estimer qu’il s’agit de la scène 12 de notre panneau.

La scène 11 serait l’indication faite à Lucien que des vases contiennent les reliques.

La scène 10 illustrerait l’odeur suave qui s’est dégagée lors des fouilles dirigées par Jean, évêque de Jérusalem.

La scène 9 correspondrait à la translation des reliques à Jérusalem.

Les scènes 7 et 8 proviennent des Actes des apôtres. L’audition d’Étienne par les docteurs de la loi se trouve sur la scène 8 et la la lapidation sur la 7.

Marguerite et le dragon
Concernant la première ligne de ce panneau, je n’ai pas d’élément de réponse très convainquant à vous proposer. En effet, traditionnellement les rares auteurs qui ont abordé ce sujet l’interprète comme une représentation de Sainte Marguerite. Malheureusement, je n’ai pas trouvé leurs sources ni de lien avec Saint Étienne. De nos jours pour identifier Sainte Marguerite il faut considérer que sur la scène 1 le dragon n’est plus identifiable. D’après l’Abbrevatio de Jean de Mailly9, la scène 3 correspondrait à l’enlèvement de la jeune vierge. Sur la scène 2 Marguerite est fouettée pour avoir refusé de sacrifier aux dieux. Marguerite fini par repousser du signe de la croix le dragon venu la tourmenter dans sa prison sur la scène 1. La croix et le dragon sont les attributs traditionnels de Sainte Marguerite.

Pour les scènes 4, 5 et 6 je n’ai pas trouvé de texte spécifique en relation avec Étienne ou Marguerite qui nous permettrait de les interpréter. De plus le style des vêtements des personnages représentés sur ces scènes ne semblent pas contemporain des autres scènes du portail. Il pourrait s’agit d’une restauration tardive. Si vous trouvez de bonnes hypothèses n’hésitez pas à laisser un commentaire.

Portail nord : Notre-Dame-la-Ronde lecture bas relief Saint Etienne

Vous remarquerez que le sens de lecture de ces scènes n’est plus de gauche à droite comme une lecture traditionnelle mais de droite à gauche ou plutôt vers les portes du sanctuaire. C’est un élément à prendre en compte pour une interprétation globale de l’iconographie de ce portail.

Complément : 28/08/2015

Lors de la rédaction du billet pour faire le point sur les restaurations de la façade nord, j’ai retrouvé les actes du congrès archéologique du 5 juin 1846 où Auguste Prost indique que les panneaux ont été dégagés «quelques années auparavant»15 de la couche de plâtre qui les masquait.
Il n’est pas très clair si cette couche de plâtre a été appliquée par Claude Gardeur-Lebrun en 1794 pour les protéger des saccages
révolutionnaires ou si elle date de 1768 lorsque le chapitre avait décider de murer ce portail.
On trouve également dans les actes ce congrès de 1848 une représentation de ce bas-relief :
1848 : Bas-reliefs des contreforts du portail nord de Notre-Dame-la-Ronde

On peut remarquer qu’il s’agit effectivement d’un simple dégagement de ce panneau qui est alors sans doute très fidèle à son état d’origine. Seules les scènes 4, 5 et 6, qui posaient problème, semblent avoir été restaurées, peut-être après les dégradations de 1861 par des enfants.

Au vu de ces nouvelles informations, je peux proposer un complément d’interprétation :

  • le personnage couronné de la scène 5 serait Olibrius, gouverneur d’Antioche, qui tombe amoureux de Marguerite,
  • le personnage de la scène 7 serait le père de Marguerite, prêtre de l’ancienne religion (on voit des temples),
  • la scène 6 serait la découverte de la conversion au christianisme de Marguerite alors qu’elle était enfant.

Ici aussi, cette version de la vie de Marguerite ne provient ni la «légende dorée» de Jacques de Voragine, ni de Jean de Mailly où la profession du père n’apparait pas. Il pourrait s’agir d’un martyrologue plus ancien : Bède, Raban Maur, Usuard …
Je ne l’ai pas précisément identifié mais la couronne de “Olibrius” pourrait aider à distinguer la source d’origine.

Conclusion

On voit qu’une lecture globale de ces bas-reliefs est envisageable si on trouve les bonnes sources textuelles.
On peut également noter que la «Légende dorée» ne semble pas avoir été la source des ces bas-reliefs puisque elle n’apporte aucune lecture cohérente. Comme l’ouvrage de Jacques de Voragine n’est apparue que en 1260-1261, cela pourrait être un élément supplémentaire pour dater ces panneaux d’avant 1260.

Compléments techniques

Si vous vous intéressez à la représentation graphique des données, le graphique chronologique ci-dessus est réalisé avec graphviz.

Vous pouvez téléchargez le fichier qui permet de générer ce graphique : hagiographie-etienne.txt

Je vous propose également une version simplifiée. Le résultat est moins joli mais plus facile à lire : hagiographie-etienne-simple.txt

Il s’agit d’un simple fichier qui peut être lu avec n’importe quel éditeur de texte. L’intérêt d’utiliser un simple fichier texte est qu’il est possible de le partager pour travailler à plusieurs. On peut facilement y ajouter des commentaires. On peut le générer par programmation et surtout on ne risque pas de perdre ces données lors d’un changement de version, de système d’exploitation, de conditions de vente. Le générateur graphiz est un logiciel libre disponible sur toutes les plateformes et même sous forme de plugin pour wikipedia. Une bonne documentation en français est disponible sur ce site. Le format de données dot pour représenter des graphes, utilisé dans le fichier texte, est un standard documenté et stable. L’usage de logiciels libres est une garantie pour préserver nos données numériques.

Je tiens également à souligner les gros progrès de Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF. Grâce à la nouvelle version en ligne depuis quelques semaines, les outils de recherche se sont bien améliorés.

Cela me permet de vous proposer un plus grand nombre de références bibliographique en ligne. Cela vous permet de plus facilement vérifier mes propos et corriger mes erreurs d’interprétation.

Notes

L’enluminure provient du manuscrit BNF Français 51 et représente Sainte Marguerite et le dragon. C’est une enluminure de Maître François pour illustrer le Speculum Historiale (trad. jean de vignay) de 1463. Elle est sous licence d’utilisation de la BNF. Les autres images sont de moi et sont comme d’habitude en licence CC-BY-SA.

Bibliographie

  1. Eugène Voltz, « Wilhelm Schmitz un architecte contesté de la cathédrale de Metz (1906-1919) ». Mémoires de l’académie nationale de Metz, 1991, p. 111-157, URL : http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/33633/ANM_1991_111.pdf . consulté le 10 octobre 2011.
  2. Paul Tornow, « Portail de Notre-Dame », librairie Even Frères Metz, 1885, pp. 19
  3. Auguste Dujardin, « Notes sur la cathédrale de Metz »,Mémoires de l’Académie Nationale de Metz 1877-1878, p. 293-300, URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k332612.image.f300.langFR . consulté le 10 octobre 2011.
  4. Société d’archéologie et d’histoire de la Moselle, « Bulletin de la Société d’archéologie et d’histoire de la Moselle », Typographie de Rousseau-Pallez (Metz), Volume 1860 (A3), URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33404s . consulté le 10 octobre 2011.
  5. Émile Auguste Bégin, « Histoire & description pittoresque de la cathédrale de Metz », 1840, URL : http://books.google.fr/books?id=FLcTAAAAQAAJ. consulté le 10 octobre 2011.
  6. « Mémoires de l’Académie nationale de Metz », 1819 à 1830, URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32813131h/date . consulté le 10 octobre 2011.
  7. Eugène Viollet-le-Duc, « Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle », 1856, Wikisource, URL : http://fr.wikisource.org/wiki/Dictionnaire_raisonn%C3%A9_de_l%E2%80%99architecture_fran%C3%A7aise_du_XIe_au_XVIe_si%C3%A8cle, Consulté le 10 Octobre 2011
  8. « Bulletin de la Société d’archéologie et d’histoire de la Moselle », 1858 1874, URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32723790q/date . consulté le 10 octobre 2011.
  9. Jean de Mailly, « Abrégé des gestes et miracles des saints », trad. Antoine Dondaine. Bibliothèque d’histoire dominicaine 1, éditions du cerf, pp. 524, Paris 1947
  10. Vincent de Beauvais (vincentius bellovacensis), « Speculum Majus », ms BM Douai 797, XIV, URL : http://atilf.atilf.fr/bichard . consulté le 17 septembre 2011.
  11. Jacques de Voragine, « La Légende dorée », trad. abbé J.-B. M. Roze, ed. Édouard Rouveyre, Paris 1902, URL : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/index.htm . consulté le 10 octobre 2011.
  12. Saint Augustin d’Hippone, « La Cité de Dieu », Traduction par M. SAISSET, 1869, URL : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/citededieu/index.htm . consulté le 10 octobre 2011.
  13. Petrus Comestor, « Historia Scholastica », 1170, Wikisource, URL : http://la.wikisource.org/wiki/Historia_Scholastica/Acts . consulté le 10 octobre 2011.
  14. S. Vanderlinden, « Revelation Sancti Stephani », Revue des études byzantines, 1946, Volume 4, Numéro 4, pp. 178-217 URL: http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1946_num_4_1_939 . consulté le 10 octobre 2011.
  15. «Congrès archéologique de France : séances générales tenues à Metz 1848», page 134, URL: http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35615g/f160.image . consulté le 20 aout 2015.